- CORPS - Schéma corporel et image de soi
- CORPS - Schéma corporel et image de soi«Représentation que chacun se fait de son corps et qui lui permet de se repérer dans l’espace. Fondée sur des données sensorielles multiples proprioceptives et extéroceptives, cette représentation schématique est nécessaire à la vie normale et se trouve atteinte dans les lésions du lobe pariétal.» Cette définition donnée par H. Piéron dans son Vocabulaire de la psychologie ne recouvre qu’incomplètement ce qu’on entend par schéma corporel, car elle n’envisage pas, au-delà de ses caractères sensoriels et représentatifs, son aspect symbolique. Il faut bien reconnaître que cette notion est ambiguë, restant attachée aux premiers modèles dualistes somatopsychiques des débuts de la psychologie. Elle demeure située dans une zone d’interférences entre la conscience et le sensible et n’échappe pas au balancement dialectique de l’évolution entre le corps et l’esprit. Conçue tout d’abord comme intégration d’expériences sensorielles, puis, à l’opposé, comme une donnée immédiate de la conscience, elle est entrée à partir des années soixante «enfin dans une phase de synthèse» (F. Gantheret). Malgré son ambiguïté, on ne peut donc se passer de la notion de schéma corporel. Ce serait, dit G. Gusdorf (La Découverte de soi ), se lancer «dans une suite de travaux d’Hercule pour réaliser une économie assez mince et bien aléatoire».Le développement du schéma corporelUtilisé pour la première fois en 1923 par P. Schilder, le terme de schéma corporel a débordé progressivement l’ensemble des données cénesthésiques et sensorielles fournies par le corps lui-même, pour englober un phénomène plus complexe de représentations et de significations symboliques mettant en jeu toute la personnalité, ce phénomène étant un produit à la fois de l’inné et de l’acquis, de l’hérédité et du milieu. C’est pourquoi l’étude du développement du schéma corporel chez l’enfant doit envisager ensemble l’intégration sensori-motrice et les interrelations de l’enfant et de son milieu. L’intégration sensori-motrice est progressive. À la naissance, l’enfant n’est pas conscient du monde qui l’entoure, ni de son corps propre, ni même de la séparation entre les deux. Ce sont les réflexes archaïques qui mettent en jeu les sensations tactiles et auditives (à l’origine des réactions de défense) ou orales (succion des objets). Les réactions dites «schèmes préformés du comportement» (préhension, évitement, fouissement), quoique dénuées de toute signification pour l’enfant, lui permettent cependant un début d’orientation dans l’espace. On a découvert d’ailleurs que, même avant la naissance, dès la vie intra-utérine, les récepteurs vestibulaires du fœtus sont déjà capables de lui faire rétablir sa position en fonction des déplacements du corps de la mère.Vers six mois commence l’intégration des trois modalités de sensations: visuelle, tactile et kinesthésique; les objets perçus par la vue vont permettre de reconnaître les différentes parties du corps; ils sont portés à la bouche de telle sorte que peu à peu l’enfant en arrive à distinguer ce qui dépend de son propre mouvement et ce qui appartient au monde extérieur. Ainsi débutent à la fois la reconnaissance de l’objet et celle du corps propre. Elles sont bientôt suivies d’une ébauche d’anticipation sur la perception. Et c’est à partir d’un an, comme l’a montré H. Wallon, qu’apparaît la «motilité intentionnelle» projetée vers l’objet. L’espace objectif, distinct du corps propre, s’élabore; la préhension ayant cessé d’être un réflexe automatique de grasping devient soumise au contrôle volontaire; la motricité est alors de plus en plus une activité dirigée vers un but et dotée de significations.La verticalisation confirme cette évolution d’abord par l’acquisition de la station assise (six mois), puis de la station debout (neuf mois), et enfin de la marche (douze mois-seize mois), laquelle donne à l’enfant l’autonomie dans ses mouvements d’exploration du monde environnant. Le schéma corporel est alors constitué. Il atteint définitivement le niveau gnosique symbolique avec l’apparition de la dominance latérale (généralement droitière), qui se fixe vers cinq ou six ans, âge à partir duquel se produit, en cas d’amputation, le phénomène du membre fantôme, comme l’a montré M. D. Critchley.Pathologie du schéma corporelL’atteinte du schéma corporel se produit à la suite de lésions du lobe pariétal. Mais il faut, comme le fait R. Angelergues, bien distinguer les altérations de l’hémisphère mineur de celles de l’hémisphère dominant. Dans le premier cas, les troubles portent (chez le droitier) sur l’hémicorps gauche, se traduisant soit par un sentiment d’absence ou de non-appartenance de l’hémicorps, soit par une hémiasomatognosie pouvant aller jusqu’à l’inconscience totale de celui-ci. En cas d’atteinte motrice concomitante (hémiplégie) apparaît souvent une anosognosie, qui est une méconnaissance du trouble moteur frappant cet hémicorps, les troubles restant localisés à celui-ci. En aucun cas, ils ne touchent à la véritable conscience du corps dans son ensemble. Mais les lésions de l’hémisphère dominant entraînent une asomatognosie globale centrée sur le syndrome de Gertsmann et sur l’autotopoagnosie.Le syndrome de Gertsmann est caractérisé par l’association d’une agnosie digitale (le malade ne peut plus désigner ses doigts), d’une incapacité à distinguer la gauche de la droite, d’une acalculie (impossibilité de compter), d’une agraphie (impossibilité d’écrire) et d’une apraxie constructive. L’autotopoagnosie est l’impossibilité pour le malade de désigner les différentes parties du corps, sur lui-même, sur autrui ou sur un dessin. C’est un véritable trouble sémantique portant sur la connaissance analytique du corps. Il appartient donc à un registre symbolique, celui qui nécessite la médiation verbale, comme le syndrome de Gertsmann. On voit ainsi que, par l’étude de sa genèse et par celle de sa pathologie, le schéma corporel peut se situer à deux niveaux: d’une part, celui d’une «structure primaire d’intégration somatognosique polysensorielle non médiatisée», dont l’atteinte se manifeste sur l’hémicorps mineur; d’autre part, celui d’une «structure secondaire à médiation verbale, développée au niveau de l’hémisphère majeur» (Angelergues), structure dont l’atteinte entraîne un trouble général de la connaissance du corps; ce niveau est véritablement symbolique. Mais à ces deux niveaux qui restent de nature psychophysiologique, et dont les troubles apparaissent d’ailleurs à l’occasion d’atteintes cérébrales organiques neurologiques, la représentation du corps s’en adjoint un troisième qui se situe sur le versant affectif et psychosocial, celui de l’image de soi. Il ne s’agit plus alors d’un schéma corporel, mais d’une image du corps, d’une «représentation dans l’esprit du sujet de l’objet libidinal narcissique» (Angelergues).Genèse de l’image de soiLe fait majeur pour le développement de la conscience de soi se situe dans l’acquisition d’une image visuelle, d’une représentation du corps propre, en particulier grâce à l’usage du miroir; aussi désigne-t-on habituellement l’image de soi du nom d’image spéculaire. C’est vers huit mois et demi que l’enfant fait cette expérience, quelques semaines après avoir accédé à l’image spéculaire d’autrui. Wallon explique ce retard de l’image spéculaire du corps propre par rapport à celle d’autrui par le fait que le problème à résoudre est beaucoup plus difficile dans le premier cas.En effet, pour le corps d’autrui, l’enfant dispose de deux expériences visuelles: celle qu’il obtient en regardant autrui et celle du miroir. En ce qui concerne son propre corps, l’image du miroir est la seule donnée visuelle complète. Il peut bien regarder ses mains, ses pieds, mais non l’ensemble de son corps. Il s’agit donc pour lui de comprendre que cette image visuelle de son corps qu’il voit là-bas dans le miroir, ce n’est pas lui, puisqu’il n’est pas dans le miroir, mais là où il se sent; ensuite, il lui faut comprendre que, n’étant pas localisé là-bas dans le miroir, mais là où il se sent par l’intéroceptivité, il est néanmoins visible pour un témoin extérieur en ce point même où il se sent sous l’aspect visuel que lui offre le miroir. Bref, il lui faut déplacer l’image spéculaire, la renvoyer du lieu apparent, virtuel, qu’elle occupe au fond du miroir, jusque sur lui, c’est-à-dire qu’il doit s’identifier à distance avec son corps intéroceptif. Ainsi, selon Wallon, on doit admettre, dans le cas de l’image du corps propre bien plus encore que dans celui de l’image du corps d’autrui, que l’enfant commence par voir l’image spéculaire comme une sorte de double du vrai corps, et qu’il se comporte ainsi comme certains primitifs ou comme les malades ayant des troubles héautoscopiques. Cette possibilité d’ubiquité à laquelle croient le primitif ou le malade serait éclairée par les formes initiales de l’image spéculaire. L’enfant sait bien qu’il est là où est son corps intéroceptif, et pourtant il voit au fond du miroir le même être bizarre présent sous une apparence visible. Il y a dans l’image spéculaire un mode de spatialité tout à fait distinct de ce qu’est la spatialité adulte. C’est, dit Wallon, comme un espace inhérent à l’image. Cette spatialité d’inhérence sera, selon Wallon, réduite par le développement intellectuel. Le sujet apprendra peu à peu à rabattre l’image spéculaire sur le corps intéroceptif et, réciproquement, à traiter la quasi-localité, la pré-spatialité de l’image comme une apparence qui ne vaut pas contre l’espace unique des choses vraies. Notre intelligence redistribuerait, pour ainsi dire, les valeurs spatiales et nous apprendrait à considérer comme relevant du même lieu des apparences qui, à première vue, se présentent en différents lieux. Ainsi se substituerait à l’espace inhérent aux images un espace idéal. Il faut bien, en effet, que le nouvel espace soit idéal, puisqu’il s’agit pour l’enfant de comprendre que ce qui a l’air d’être en différents lieux est en vérité dans le même lieu, ce qui ne peut se faire qu’en passant à un niveau supérieur de spatialité qui ne soit plus l’espace intuitif où les images occupaient leur lieu propre. Cette constitution d’un espace idéal comporterait toute une série de degrés. Le premier serait la réduction de l’image en simple apparence sans spatialité propre: cette réduction paraît être assez précoce, et P. Guillaume la signale comme complète à un an; à cet âge, l’enfant est capable de modifier sur lui-même un objet vestimentaire dont il regarde l’image dans la glace.C’est vers cet âge également que, selon Wallon, l’enfant commence à jouer avec l’image spéculaire. Mais le fait même qu’il pense à utiliser cette image comme un jouet montre qu’il ne s’agit pas encore pour lui d’un simple reflet, mais d’une image à laquelle il accorde une certaine réalité. L’enfant se plaît à faire jouer devant lui une sorte de féerie à laquelle il se prend encore, quoique ce ne soit plus «pour de bon».Car, ainsi que l’a dit M. Merleau-Ponty, même chez l’adulte, l’image du miroir n’est pas toujours, comme le veut Wallon, un simple reflet. En effet, «il a deux façons de considérer l’image, l’une analytique, réfléchie, selon laquelle l’image n’est rien qu’apparence dans un monde visible qui n’a rien à voir avec moi, et l’autre, globale, directe, telle que nous l’exerçons dans la vie courante quand nous ne réfléchissons pas, et qui nous donne l’image comme quelque chose qui sollicite la créance». Même plus tard, l’image de soi garde une certaine présence, une «quasi-réalité» (J.-P. Sartre); c’est sans doute ce qui lui permet d’être le support de toutes les identifications narcissiques successives grâce auxquelles se constituera la personnalité. Malgré l’acquisition progressive d’une sorte de statut de symbole, l’image de soi reste quasi réelle, même chez l’adulte où le reflet spéculaire de soi peut, dans certaines conditions, revêtir ce caractère d’«inquiétante étrangeté» (S. Freud).L’importance de la prise de conscience de sa propre image a été tout spécialement soulignée par J. Lacan comme correspondant à ce qu’il a appelé le «stade du miroir», stade formateur du moi, du moins de sa première ébauche comme lieu imaginaire des futures identifications narcissiques, puis symboliques du sujet. Lacan voit, dans la jubilation de l’enfant reconnaissant pour la première fois son image spéculaire, un signe de l’importance fondamentale de ce stade dans le développement de la personnalité.Lorsque celle-ci devient véritablement autonome et individualisée, vers trois ans et demi seulement, l’image de soi enrichie par les nombreuses identifications de l’enfant prend son statut symbolique avec l’utilisation des pronoms de la première personne. C’est la période du «compagnon imaginaire» décrite par A. Gesell et caractérisée par la création imaginaire par l’enfant d’un compagnon de jeu, véritable double qui permet de multiplier les identifications médiatisées, en particulier les premières identifications œdipiennes. Car, comme on l’a vu, l’acquisition de l’image de soi ne peut se faire que par la médiation de l’image et du regard d’autrui. Elle passe donc par le désir de l’autre, et ainsi ne peut échapper aux pulsions de vie et de mort.Dans les psychoses, tenues par S. Freud pour des névroses narcissiques, et tout spécialement dans la schizophrénie, on peut assister à une destructuration de la conscience de l’image de soi et du corps propre. Le malade ressent alors celui-ci comme «morcelé», «ouvert», «fendu», ce qui l’entraîne parfois dans une recherche narcissique compulsive et anxieuse de son image spéculaire, telle qu’elle apparaît dans le «signe du miroir » (P. Abely) et, à un moindre degré, dans la dysmorphophobie (crainte obsédante de voir son corps se déformer).
Encyclopédie Universelle. 2012.